dimanche 4 août 2013

L'ENFANT par Jules Vallès - LE PAIN -

L'Enfant

Par Jules Vallès

Œuvre du domaine public.
   
 
 
La porte de Pannesac.
Elle est en pierre, cette porte, et mon père me dit même que je puis me faire une idée des monuments romains en la regardant.
J’ai d’abord une espèce de vénération, puis ça m’ennuie ; je commence à prendre le dégoût des monuments romains.
Mais la rue !... Elle sent la graine et le grain.
Les culasses de blé s’affaissent et se tassent comme des endormis, le long des murs. Il y a dans l’air la poussière fine de la farine et le tapage des marchés joyeux. C’est ici que les boulangers ou les meuniers, ceux qui font le pain, viennent s’approvisionner.
J’ai le respect du pain.
Un jour je jetais une croûte, mon père est allé la ramasser. Il ne m’a pas parlé durement comme il le fait toujours.
« Mon enfant, m’a-t-il dit, il ne faut pas jeter le pain ; c’est dur à gagner. Nous n’en avons pas trop pour nous ; mais si nous en avions trop, il faudrait le donner aux pauvres. Tu en manqueras peut-être un jour, et tu verras ce qu’il vaut. Rappelle-toi ce que je te dis là, mon enfant ! »Je ne l’ai jamais oublié.
Cette observation, qui, pour la première fois peut-être dans ma vie de jeunesse, me fut faite sans colère, mais avec dignité, me pénétra jusqu’au fond de l’âme ; et j’ai eu le respect du pain depuis lors.
Les moissons m’ont été sacrées, je n’ai jamais écrasé une gerbe, pour aller cueillir un coquelicot ou un bluet ; jamais je n’ai tué sur sa tige la fleur du pain !
Ce qu’il me dit des pauvres me saisit aussi et je dois peut-être à ces paroles, prononcées simplement ce jour-là, d’avoir toujours eu le respect, et toujours pris la défense de ceux qui ont faim.
« Tu verras ce qu’il vaut. »Je l’ai vu.
Aux portes des allées sont des mitrons en jupes comme des femmes, jambes nues, petite camisole bleue sur les épaules.
Ils ont les joues blanches comme de la farine et la barbe blonde comme de la croûte.
Ils traversent la rue pour aller boire une goutte, et blanchissent, en passant, une main d’ami qu’ils rencontrent, ou une épaule de monsieur qu’ils frôlent.
Les patrons sont au comptoir, où ils pèsent les miches, et eux aussi ont des habits avec des tons blanchâtres, ou couleur de seigle. Il y a des gâteaux, outre les miches, derrière les vitres : des brioches comme des nez pleins, et des tartelettes comme du papier mou.